Evangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu (Mt 18, 21-35)8
Pierre s'approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? »
Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. En effet, le Royaume des cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu'un qui lui devait dix mille talents (c'est-à-dire soixante millions de pièces d'argent). Comme cet homme n'avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : 'Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.'
Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d'argent. Il se jeta sur lui pour l'étrangler, en disant : 'Rembourse ta dette !'
Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : 'Prends patience envers moi, et je te rembourserai.' Mais l'autre refusa et le fit jeter en prison jusqu'à ce qu'il ait remboursé.
Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés et allèrent tout raconter à leur maître. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : 'Serviteur mauvais ! je t'avais remis toute cette dette parce que tu m'avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ?'
Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu'à ce qu'il ait tout remboursé.
C'est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son coeur. »
Avoir des droits sur quelqu'un et les abandonner parce que l'on est "saisi de pitié", c'est être magnanime, c'est-à-dire montrer une "grande âme". Le poème de Victor Hugo m'est revenu en tête à ce moment, peut-être aussi car il y est question également d'un père:
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié.
Et qui disait: " A boire! à boire par pitié ! "
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. "
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: "Caramba! "
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
" Donne-lui tout de même à boire ", dit mon père.
(Après la bataille, VH)
Est-ce que cela ne nous mène pas trop loin du texte de l'Evangile ? Je constate que non: il est question d'un soldat laissé pour mort (comme l'homme blessé par les bandits dans la parabole du bon Samaritain) et le fait de demander à boire évoque un autre Evangile mais qui met en scène également un peuple considéré comme ennemi des Juifs. Je le garde donc. Le poète compare ce père à un héros valeureux, qui est "ému", tandis que le roi de la parabole est tout "saisi de pitié" (ce qui est souvent le cas de Jésus au moment d'opérer une guérison ou de multiplier les pains) et ce qu'il remet comme dette est tellement énorme (soixante millions de pièces d'argent !), que sa miséricorde l'est d'autant plus - et ici, l'Evangile l'emporte sur la poésie.
Mais c'est plutôt à la valeur cela que je songe: la vraie valeur est souvent la valeur cachée. En Jésus, la gloire de Dieu est à ce point cachée, malgré l'évidence des signes, que les foules ne savent que dire à propos de cet homme de Nazareth qui parle de "la bonne nouvelle". Même devant Pilate, Jésus va révéler une autre royauté, si différente de celles du monde, que le procurateur en sera tout aussi étonné:
« Ma royauté ne vient pas de ce monde ; si ma royauté venait de ce monde, j'aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d'ici. » Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C'est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix. » Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ? »
Nous ne saurions faire mieux, pour acquérir de la valeur devant Dieu, que de pratiquer la miséricorde et de pardonner à qui nous offense.